La rumba des coeurs en peine
Jeudi 31 mars 2016
Créé au Théâtre du Galpon, à Genève, dans le cadre de son temps fort Migrations, «Zokwezo», de Julien Mabiala Bissila, aborde l’homosexualité en Afrique.
Journaliste: Jorge Gajardo
L’un des mérites des arts est d’auto ri ser des associations inattendues qui se révèlent fructueuses. La pièce Zokwezo de l’auteur congolais Julien Mabiala Bissila, créée ces jours au Théâ tre du Galpon à Genève dans le cadre de son temps fort Migrations, fournit l’occasion d’observer qu’il en va de l’homosexualité en Europe com me des indépendances africai nes: dans un cas comme dans l’autre, c’est loin d’être acquis, et encore moins achevé. A l’exception notable de la Suisse, qui a fait le pas en 1942, au Royaume-Uni, il a fallu attendre 1967 pour dé - pénaliser l’homosexualité; en Allemagne 1969, et en France la première présidence de Mitterrand. A la même époque, au début des années 1960, une grosse part des colonies fran çaises en Afrique entamait son chemin vers l’indépendance, après des siècles d’évangélisation et de pilla ges. On le sait bien, un peu plus de cinquante ans après, l’indépendance des anciennes colonies est loin d’être achevée; mais entre temps, dans le chemin vers la modernité, l’émancipation des peuples semble avoir cédé la place aux droits individuels. En l’occurrence, l’homosexualité affichée dans l’espace public, même si ça remonte à hier, est l’un de ces marqueurs qui servent à l’Europe occidentale à se replacer au centre du monde et à mesurer à son aune le degré de progrès partout ailleurs. On reconnaît alors immanquablement un esprit de jeune missionnaire moderne dans le dernier projet de la comédienne genevoise Silvia Barreiros, qui a eu l’idée de transposer en Afrique le film Une Journée particulière d’Ettore Scola (1977).
Deux âmes solitaires
Dans un pays indéfini, qui pourrait être la Centre-Afrique de Bokassa, un président célèbre en grande pompe son couronnement en tant qu’empereur. Toute la ville y assiste, sauf un homme et une femme, qui ont choisi de rester à la maison. Boulass (Bardol Migan) est un ancien informaticien, marginalisé depuis que les autorités du pays l’ont désigné comme homosexuel. Delphine (Silvia Barreiros) est l’épouse d’un expatrié. Coopérant d’une ONG? Cadre d’une multinationale? On ne sait pas; les «expats» occidentaux ne sont pas l’enjeu de la pièce. Elle a suivi son mari en Afrique où son travail l’a appelé. Il la délaisse au profit d’une plus jeune qu’elle. En cette journée pas comme les autres, ils hantent leur immeuble vide. Ils sont ailleurs, hors du temps, seuls. Ils se rencontrent tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, en se gardant d’éveiller l’attention du concierge de l’immeuble (Nicolas de Dravo Houénou). C’est Silvia Barreiros qui a commandé la pièce à Julien Mabiala Bissila. Elle a aussi embarqué dans l’aventure deux comédiens de la compa gnie béninoise Les Diseurs de vérité, et engagé le Genevois Andrea Novicov pour la mise en scène. Mabiala Bissila a un sens du monologue qui rend admirablement compte des tourmentes intérieures; il détourne soigneusement le sens de quelques mots et en ouvre l’horizon; il réserve quelques longues tirades de virtuose que Nicolas de Dravo Houénou, une vraie fouine, sert avec bravoure et virtuosité comique. Dans le rôle de Boulass, le jeune Bardol Migan jongle avec les mots et son propre corps pour dire sa dé- tresse. Leur expressivité compense en partie une mise en scène plutôt économe en déplacements, où l’essentiel du rythme est donné par une succession d’images qui s’incrustent sur un écran faisant office de fond de scène. Les moyens sont pauvres, manifestement, mais le message passe.
Ici et là-bas
Au Bénin, où la pièce a été présentée, au stade d’étape de travail, dans le cadre chic de l’Institut français, la démarche se voulait provocatrice. L’homosexualité est un sujet qui «n’existe pas», aiment à souligner Silvia Barreiros et son metteur en scène Andrea Novicov. On relève quand même qu’un média local en ligne (229culture.com), rendant compte du spectacle sans rien cacher, quoiqu’avec pudeur, a osé poser une question qui est loin d’être de pure forme: «Faut-il dans un zèle de défenseur de droits de l’homme, amener une société à admettre ce qu’elle perçoit comme une contre- valeur?» Le débat est donc ouvert, ici comme là-bas.